Les Fenians

En été 2008, à l’occasion du 150è anniversaire de l’Irish Republican Brotherhood – Fraternité Républicaine Irlandaise, mieux connue sous le nom de Mouvement Fenian, eut lieu une table ronde à la radio pour présenter ce mouvement de Républicains irlandais qui agissaient dans la clandestinité dans la deuxième partie du 19è siècle, et qui sont les précurseurs du mouvement républicain actuel. Voici la traduction du compte-rendu, publié par le journal SAOIRSE.

Présentation par le speaker Patrick Geoghegan : L’IRB fut fondée le jour de la Saint Patrick, le 17 mars 1858 en Amérique du Nord, et fut connus sous le nom de Fraternité Féniane, puis de Clan na Gael. C’était une organisation conspirative consacrée à l’établissement d’une république démocratique indépendante. Sa croissance rapide fut interrompue par l’échec du soulèvement de 1876 en Irlande, et par trois malheureuses incursions au Canada britannique à partir des Etats-Unis. Même si leur théorie était opposée à celle des nationalistes constitutionnels, des Fénians individuels, comme Michael Davitt, suivirent des orientations plus pragmatiques à la fin des années 1870 lorsqu’ils s’engagèrent, dans une alliance tactique sur des sujets comme la question agraire, aux côtés de députés radicaux favorables à l’autonomie [Home Rule], comme Charles Stewart Parnell.

Les crises de la politique de Home Rule et le déclenchement de la Première Guerre Mondiale en 1914 provoquèrent un regain d’activité de l’IRB, qui aboutit au Soulèvement de Pâques 1916. Bien que ce dernier fut un échec militaire, il devint rétrospectivement une réussite en termes de propagande, et ouvrit la voie à la Guerre d’Indépendance, bien plus heureuse, sous la direction de la tête de l’IRB, Michael Collins. Sous son influence, l’IRB prit le parti des pro-traité dans la Guerre Civile et l’organisation finit par se dissoudre peu après.

Tommy Graham présente ensuite les participants du plateau : Des Dalton, vice-président [à l’époque] de Sinn Féin Poblachtach, Michael Kenny du Musée National d’Irlande, Frank Wrynn, auteur et historien au Trinity college, et, au téléphone, Niall Whelean, historien chercheur à l’Institut Universitaire Européen de Florence.

Tommy demande à Frank Wrynn de présenter le contexte de la fondation de l’IRB, et Frank explique qu’elle était la continuation » du Mouvement des Jeunes Irlandais, des jeunes gens comme James Stephens et John O’Mahony étaient engagés dans ce mouvement en 1848. ces deux-là partirent en exil à Paris après l’échec des soulèvements de 1848 et 1849. Là-bas, ils se lièrent avec des membres plus jeunes des Young Irlanders, qui avaient suivi Fintan Lalor dans son soulèvement de 1849, lequel connut également l’échec. A la fin des années 1850, de l’argent fut collecté des Etats-Unis, alors que Stephens organisait le mouvement en Irlande. En 1858, le 17 mars, 40$ furent expédiés d’Amérique, et c’est ce moment que l’on considère comme l’acte de naissance de la Fraternité Fenian, ou Fraternité Révolutionnaire Irlandaise, son premier nom.

Tommy Graham : Quelle a été l’importance de la Famine dans le contexte de la fondation du mouvement, moins de dix ans parès cet holocauste?

Frank Wrynn explique que dans les écrits de Mitchell, la Famine est caractérisée comme un génocide, et il poursuit en disant : « je pense qu’il y a eu une certaine prospérité dans les années 1850, et que parfois de la prospérité surgissent des révolutions, qui naissent aussi lorsque les gens ne sont pas complètement terrassés… par la pauvreté. Je pense que cela a donné une certaine énergie aux Fenians.

TG : Michaël Kenny, quelle était l’importance des mouvements républicains précédents, je pense aux Irlandais Unis : dans quelle mesure l’IRB se voyait-elle comme l’héritière apostolique, si j’ose dire, de cette tradition?

Michaël Kenny : L’IRB se voyait clairement comme l’héritière de Jeune Irlande, et de fait certains Fenians comme Stephens et O’Mahony en avaient fait partie, il y a une ligne continue de refus et de révolte qui va jusqu’aux années 1860, il n’y a aucun doute là-dessus.

TG : Jusqu’à quel point le Soulèvement raté de 1867 a-t-il été un désastre pour l’organisation?

Des Dalton : Je dirai que cela a représenté un coup fatal à l’époque. Le problème, à mon avis, était que le moment opportun pour le soulèvement aurait été 1865 pour plusieurs raisons, en particulier les armes et les fournitures qui venaient des Etats-Unis, et je suppose que la scission inévitable eut lieu aux Etats-Unis, en 1866 je pense, ce qui expliquerait pour beaucoup cet échec. Et en 1867, le gouvernement britannique était vraiment sur ses gardes, et par l’intermédiaire d’informateurs dans l’IRB, ils ont pu bien se préparer au Soulèvement de mars.

Ceci étant dit, je ne crois pas que le gouvernement britannique ait pu écraser le Mouvement Fénian aussi complètement qu’ils l’espéraient. En effet, l’organisation elle-même est restée intacte pour l’essentiel, et même parmi les prisonniers l’organisation restait sur pieds, ce qui fait que lorsque des gens comme John Devoy et O’Donovan Rossa et d’autres furent libérés, ils purent s’embarquer pour les Etats-Unis et y retrouver les structures de la direction qui étaient toujours là. Si l’on veut, c’est cette armature de base qui permit au Mouvement IRB de continuer.

Tommy demanda alors à Niall Welehan d’expliquer le connexion nord-américaine, qu’il décrivit comme étant « l’autre pilier de l’Organisation ».

NW : La face américaine de l’Organisation fut fondée en même temps que la face irlandaise, le jour de la Saint Patrick en mars 1858. Elle était dirigée par John O’Mahony qui comme Stephens avait vécu en France après 1848 et y avait appris les mêmes leçons de clandestinité révolutionnaire. L’aile américaine du fénianisme se divisa en deux groupes. Un de ces deux groupes envahit le Canada en 1866 et encore une fois en 1870. Les disputes entre ces deux groupes finirent par mener au déclin de l’aile américaine du fénianisme et à la naissance du Clan na Gael, qui fut fondé en 1867 et qui devint le mouvement dominant du fénianisme.

TG : J’aimerais qu’on en vienne aux questions de personnalités, car le nom de James Stephens émerge souvent…

FW : Stephens était un personnage étonnamment compliqué et difficile. Dans le mouvement, il rebutait quantité de gens, et les attirait en même temps, car jusqu’à la fin des années 1870-début des années 1880, il y avait encore une faction Stephens active dans toute l’Irlande, qui échangeait des coups de feu avec l’autre faction qui tentait d’organiser la Guerre Paysanne [Land War], lors de meetings à Dublin. Stephens était une figure de division, et l’on peut lire dans les journaux des années 1870 et 80 qu’il avait fini dans une grande pauvreté. Cependant, dans les années 1860, il fit des choses remarquables.

Il organisait l’Irlande d’une manière très spéciale, Vincent Comerford disait qu’il recrutait les employés de commerce, poignards sous le manteau au plus sombre de la nuit, et beaucoup d’entre eux étaient, comment dire? Vous voyez, ce genre d’idée de prêter serment à la République d’Irlande… Je veux dire que dans leur serment, ils juraient fidélité à une République Irlandaise, déjà virtuellement établie, ce qui est fort intéressant.

Mais Stephens avait des doutes sur le Soulèvement, et le fit avorter. Mais il mena à bien une des évasions de prison des plus remarquables! Capturé à Sandymont, emprisonné, il resta dix jours en prison avant de s’échapper de ce qui est aujourd’hui le Griffith College – à l’époque c’était la prison Richmond. C’est l’équipe de John Devoy qui organisa son évasion.

TG : Michaël, qui était le cerveau derrière les Fenians, était-ce Stephens?

MK : Il l’était certainement au début, mais il dut décrocher en 1866. Un de ses problèmes était que lorsqu’il collectait de l’argent aux Etats-Unis, il exagérait la force de l’organisation en Irlande à tel point que les Américains se faisaient une idée complètement fausse du mouvement en Irlande.

Des Dalton dit qu’il était assez d’accord pour reconnaître que Stephens avait d’énormes qualités organisationnelles, mais que sa faiblesse était probablement une certaine indécision. « Mais par son titre de Fenian en chef, il devint presque synonyme du Mouvement Fenian, et je pense que cet héritage était quelque chose était en soi quelque chose d’immense. Je veux dire que son travail entre 1858 et 1863 a été absolument énorme. Ses réalisations depuis le premier jour ont été tout à fait remarquables, avec autour de lui quelques personnes excellentes.

FW : Je dois m’opposer à cette interprétation du « premier jour ». Si on suit les comptes-rendus d’O’Donovan Rossa au sujet de l’Organisation et du commencement du mouvement fenian, il affirme qu’il n’a pas eu lieu à la Saint Patrick, mais en mai 1858, lorsque Stephens vint à la rencontre d’O’Donovan Rossa et de son groupe, à Skibereen : la Société Littéraire et le Phénix de Skibereen. D’ailleurs Devoy avait remarqué qu’il y avait plus de gens de Skibereen dans la prison de Kilmainham en 1866 que de gens de tous les autres coins du pays. Même dans les années 1880, cet endroit était considéré comme le lieu de naissance de la Révolution, et toutes ces sortes de choses. Ce qui me fait dire que d’une certaine façon, il y avait encore une organisation sur pieds, après la Famine : ces sociétés littéraires, qui étaient comme les dépositaires de cet idéal fénian, sur lequel reposaient les diverses organisations qui se sont succédées.

DD : Je suppose qu’on peut vous accorder ce point, Frank, mais il faut reconnaître en toute justice que ce sont des gens comme Stephens qui ont cousu ensemble tous ces fils. J’accepte ce que vous dites sur la Phénix Society, mais ceux qui ont mis tout cela en mouvement et ont apporté les courants de pensée et d’organisation révolutionnaires, ce sont des gens comme Stephens et Thomas Clarke Luby.

TG : Quel était exactement l’objectif du mouvement? Jusqu’à quel point étaient-ils socialement radicaux? Jusqu’à quel point étaient-ils démocratiques? Je pense qu’il y a une contradiction entre mouvement démocratique et mouvement révolutionnaire. Quel était l’objectif du Mouvement Fenian, Frank?

FW : Eh bien tout simplement, ils voulaient créer une République Irlandaise par la force des armes, et c’est un facteur-clé du fénianisme qui l’oppose à tous les autres mouvements. C’est-à-dire qu’il ne veut pas de négociations, il veut la lutte armée pour établir la République Irlandaise.

TG : Michaël, pourquoi en sont-ils arrivés à ces conclusions? Pourquoi étaient-ils si opposés à la politique parlementaire constitutionnelle? Quelle était la logique derrière tout cela?

MK : C’était l’idée que ce qui ouvrirait la voie à la volonté démocratique du peuple, ce n’était pas la force des arguments, mais seulement l’argument de la force. Ils défendaient énergiquement cette thèse, et se servaient de l’exemple de ce qui était arrivé en 1848, de ce qui était arrivé à la Ligue pour le Rappel de O’Connell; ils avaient des arguments très forts dans leur manche.

TG : Et l’exemple du mouvement pour les droits de la Ligue des Fermiers des années 1850

FW : Et Sadlier et Keogh étaient fameux évidemment…

MK : Il y a tout un monde de tentatives insurrectionnelles ratées, et à cause de cela, ils affirmaient à tort ou à raison que la seule solution, c’était les armes. Ils ne disaient pas que c’était nécessairement une idée merveilleuse, « allons les gars, faisons la révolution! », mais ils ne voyaient pas d’autre moyen d’affronter le problème, et pour cette raison ils ourdissaient et ils planifiaient des coups. Il est important de souligner que cela ne s’est pas terminé en 1866 ou 67, la première phase du fénianisme va de 1865 à 1885, parce qu’ils ont continué à ourdir et planifier des coups pendant toutes les années 1870, et ils continuaient d’importer des armes pendant cette période.

TG : Quelle était l’attitude du gouvernement de Washington envers les Fenians?

NW : L’attitude générale, c’était la tolérance. Les Fénians ont commis pas mal d’actes illégaux dans les années 1860, 70 et 80, mais le gouvernement américain n’a pas vraiment réagi, jusqu’au moment de l’attaque à la dynamite de la Chambre des Communes en janvier 1885; là ils furent obligés de proscrire l’exportation de dynamite et d’avoir la main plus lourde contre l’Organisation aux Etats-Unis.

FW : Certes, mais ils devaient une fière chandelle aux Fénians. Le camp de l’Union pendant la Guerre Civile américaine comptait plusieurs Régiments Irlandais qui étaient des Régiments Fénians, comme le fameux 69è de New York dirigé par le général Corcoran, l’un des fondateurs des Fénians aux Etats-Unis, et il y avait d’autres régiments Fenian dans le camp de l’Union.

TG : Est-ce que leur radicalisme social était différent de celui qui existait alors dans le reste du monde, ou était-il quelque chose de dépassé? Des, vous vouliez citer un passage d’une de leurs proclamations…

DD : Oui. C’est comme entrer dans la pensée de la direction Fenian ou IRB de l’époque; la proclamation qu’ils publièrent en 1867 et beaucoup de son langage rappelle, si ‘lon peut dire, celui de la Proclamation de 1916. Quand ils parlent de la propriété du sol, ils disent « le sol d’Irlande qui se trouve à présent entre les mains de l’oligarchie, nous appartient à nous, le peuple d’Irlande, et doit nous revenir. » Ils se déclarèrent également en faveur de l’absolue liberté de conscience et de la séparation complète de l’Eglise et de l’Etat. Ils poursuivent dans un sens internationaliste, en se déclarant Républicains du monde entier, que notre cause est votre cause, que notre ennemi est votre ennemi, et ils lancent un appel à la classe ouvrière d’Angleterre. Encore une fois, faire front pour une cause commune est le sens de leur appel, et ils disent clairement que leur ennemi n’est pas le peuple d’Angleterre, mais l’Etat britannique/anglais; donc oui il y a certainement ce fort courant de radicalité sociale dans le Mouvement Fenian. C’est quelque chose qui se reflète dans leur engagement, si ce n’est l’organisation, mais certainement au moins parmi leurs membres, dans la Guerre Paysanne des années 1880.

FW : Et il est bon de rappeler que James Stephens lui-même disait qu’il fallait que l’Irlande connaisse une révolution sociale de fond en comble, et il disait cela dans l’Irlande du milieu du 19ème siècle, où toute organisation promouvant de telles idées était vue comme révolutionnaire, et où était vu comme révolutionnaire tout type d’égalitarisme.

TG : Jusqu’à quel point ceci se reflétait-il dans les rangs, chez les militants de base, je veux dire à part des choses écrites sur papier, des proclamations?

FW: Je dirais que les Fenians étaient une église assez ouverte, les leaders, des gens comme Stephens et ses successeurs avaient une conscience sociale très forte, et beaucoup de Fenians s’engagèrent plus tard, en Ecosse et en Angleterre, dans le Mouvement Travailliste des débuts, mais il y avait aussi au niveau local des gens dont les buts de guerre étaient différents, qui étaient des agrariens portant des griefs localisés et que ne se joignirent pas particulièrement à ce front.

DD : je pense que les membres reflétaient cela, eux aussi. Je crois que l’historien TW Moody avait raison lorsqu’il fit apparaître sept caractéristiques qui différenciaient les Fenians des mouvements révolutionnaires irlandais précédents – un de ces critères était le fait que ses membres sortaient principalement de la classe ouvrière des villes et des campagnes. C’est un point qui mérite d’être souligné.

TG : L’autre Fenian qui est remarquable ici, c’est John Devoy. Après les échecs de 1867 et jusqu’en 1870, il y a une scission dans le mouvement américain et Devoy devient l’un des leaders du Clan na Gael. C’est une élément qui va porter ses fruits lors du nouveau départ à la fin des années 1870 et dans les années 1880 avec la Guerre Paysanne [Land War]. Niall, pouvez-vous nous donner quelques éclaircissements à ce sujet?

NW : Devoy arriva à New York en 1871 en compagnie de cinq prisonniers amnistiés, dont O’Donovan Rossa. Les deux trouvent un travail dans le journalisme, et au milieu des années 1870, ils se hissent à de très hautes positions dans le Mouvement Fenian américain. Ce qui consolida la position de Devoy, en tant que leader de tout le mouvement nationaliste irlandais américain, ce fut le sauvetage par bateau de 6 Fenians en Australie. Devoy, John Breslin et James Reynolds avaient affrété un bateau qui fit le tout du monde: l’opération Catalpa. Cela fut un coup de propagande terrible pour le nationalisme irlandais dans le monde entier, et un très grand sujet d’embarras pour le gouvernement britannique.

TG : Nous avons mentionné la campagne de dynamitage. Nos auditeurs ne sont peut-être pas familiers de cette histoire, parce qu’elle est rangée, pour ainsi dire, dans les notes de bas de page de l’histoire irlandaise. Des, est-ce que l’on peut comparer la campagne de dynamitage à la campagne d’attentats à la bombe de l’IRA en Angleterre dans les années 1970 et 80?

DD : Oui, on pourrait le dire, le propos était similaire: « porter la guerre chez l’ennemi ». Beaucoup de leaders de cette campagne comme Tom Clarke et John Daly jouèrent un rôle central dans la reconstruction de l’IRB au début du 20ème siècle. Ceci ouvrit la voie au Soulèvement de 1916, qui était un objectif Fenian conçu par de Fenians.

A la fin de l’émission, il fut demandé aux participants de résumer ce qu’avait été l’héritage des Fenians. Des Dalton dit qu’il était double: « il garda vivante le flamme du séparatisme et de la nationalité irlandaise chez les Irlandais, en faisant en sorte que le Républicanisme Irlandais reste une force gisant juste sous la surface de la vie politique irlandaise. Son oeuvre la plus significative, sa dernière oeuvre, fut l’organisation et la mise en oeuvre du Soulèvement de 1916″.

Le Mouvement Fenian reste là, gravé dans les coeurs du peuple irlandais aujourd’hui.

Un commentaire pour Les Fenians

  1. Ping : Karl Marx, l’AIT et l’Irlande | Liberation Irlande

Laisser un commentaire