La santé publique en Irlande

Article paru dans Saoirse en 1998 dans le cadre d’une série d’études sur le caractère néo-colonial du Sud de l’Irlande.

Dans la société irlandaise ancienne, il y avait un corps de métier formé de médecins, qui étaient en général issus de certaines familles, et chaque chef local avait un médecin dans sa suite. On ne sait presque rien de leur pratique médicale, et si quelques livres médicaux sont parvenus jusqu’à nous, ils sont décevants à cet égard, ne contenant que des traductions de textes standard latins ou grecs. Au 17è siècle, l’ancien savoir médical fut anéanti avec le reste de l’ancienne civilisation, et pendant un siècle ou plus, la majorité de la population n’a eu accès à aucun soin médical professionnel. Ceci changea peu à peu. Certains passèrent par des écoles médicales à l’étranger et quelques écoles médicales furent ouvertes en Irlande. La médecine était l’une des rares professions qui était accessible aux catholiques, ce qui fait que l’Irlande connut un certain excédent de médecins.

Des hôpitaux furent établis et des « infirmeries de comté », financées par l’impôt et dirigées par les « Grand Jurys » de Comté, c’est-à-dire en réalité par les grands propriétaires terriens. C’étaient des hôpitaux privés, des œuvres caritatives : en théorie ils n’étaient pas rattachés à une confession particulière, mais en pratique ils étaient contrôlés par une direction qui se co-optait elle-même, de composition exclusivement protestante et qui n’employait que des protestants. Plus tard, apparurent des hôpitaux fondés par des ordres religieux catholiques. Il y avait quelques « maisons de fous », mais la plupart d’entre eux restaient auprès de leurs proches.

Après la famine

Ce n’est qu’après la famine que l’Etat commença à s’intéresser aux questions de santé. Les bagnes [« workhouse« ] avaient des quartiers réservés aux malades dirigés par une Matrone (en général la femme du Maître) et quelques infirmières non formées qui étaient des bagnardes à qui on ordonnait de faire ce travail. Dans les bagnes, les patients étaient soignés gratuitement, mais les soins étaient probablement de mauvaise qualité. En 1851, la Loi d’Assistance aux Pauvres [« Poor Relief Act »] mit sur pieds un système de dispensaires où les « pauvres méritants » pouvaient êtres soignés gratuitement s’ils possédaient un « ticket rouge », attribué par les Gardes de la Loi sur les Pauvres.

Les médecins travaillant dans ces dispensaires, environ 800 personnes, étaient accablés de travail et mal payés, ils devaient souvent chercher des revenus extra en travaillant en tant que médecin privé, ou bien en faisant du journalisme ou de la vente de chevaux. L’alcoolisme était assez répandu dans la profession. Ils se plaignaient en outre que les tickets rouges étaient distribués comme des pochettes surprise, surtout avant les élections, et recevaient le même salaire quel que soit le nombre de patients qu’ils traitaient. Les médecins de dispensaires étaient méprisés par leurs collègues qui les voyaient comme les rebuts de la profession, forcés de travailler pour un salaire puisqu’incapables de se trouver assez de riches clients pour assurer leur existence. Il y avait aussi des officiers de santé de comté qui dirigeaient les services sanitaires d’un comté. C’était une charge attribuée politiquement, pour laquelle la compétence professionnelle n’avait pas d’importance. A partir de 1863, les médecins de dispensaires devenaient responsables de la tenue des registres de naissance et de mort.

En 1911, le gouvernement libéral de Westminster proposa une loi pour instituer un système d’assurance de santé, semblable à ce qui existait déjà dans plusieurs pays européens. Cette loi rendait obligatoire de prélever une fraction sur les salaires et les revenus des employeurs et des employés, 4 pence chacun par semaine, pour financer cette assurance de santé pour tous les travailleurs. Dans l’armée, ce système était déjà en cours.

Mais en Irlande, les choses se passèrent autrement. Les médecins les plus fortunés firent campagne contre cette loi, puisqu’elle allait évidemment réduire la demande de soins payants. Ces médecins reçurent le soutien de la hiérarchie catholique, et firent pression sur le Irish Party pour s’y opposer. Ils prétendaient que les coûts de l’opération allaient forcer certaines affaires à fermer, ce qui augmenterait le chômage, et qu’en cas de Home Rule [autonomie, pouvoirs restitués] ceci ferait s’effondrer l’économie. A cause de leurs efforts, l’Irlande fut exclue de la majeure partie des dispositifs de cette loi.

L’époque républicaine

Pendant la guerre d’indépendance, le gouvernement républicain prit en charge la santé publique dans les parties de l’Irlande libérées de la domination britannique. Le problème des bagnes était à traiter en priorité. Ces vieilles institutions survivaient dans tout le pays, leurs hôtes (« inmates« ) étaient en général des personnes âgées, de vieux domestiques qui avaient été jetés à la rue une fois que leurs maîtres avaient décidé qu’ils ne travaillaient pas assez dur. Il a donc été décidé de planifier la fermeture des bagnes le plus rapidement possible. Mais l’uniforme de bagnard a été immédiatement aboli et on leur permit de porter leurs propres habits. Les rations alimentaires furent améliorées. Des arrangements furent trouvés pour libérer les bagnards en coopération avec leurs familles ou avec d’autres personnes prêtes à les accueillir. Les bagnes furent graduellement fermés, sauf quelques uns qui restaient pour garder les derniers.

Cette politique rencontra l’opposition de la classe des négociants, car l’institution des bagnes leur fournissait des revenus importants, par les commandes de nourriture, d’uniformes, de fuel et autres choses, sans compter les diverses possibilités de fraude. Pendant la guerre civile, les républicains durcirent leur politique et incendièrent carrément les bagnes. D’autres problèmes sanitaires surgirent à l’époque, comme l’épidémie connue sous le nom de grippe espagnole qui arriva en Irlande et provoqua ses effets particulièrement meurtriers dans une population majoritairement sous-nutrie. A la fin de la guerre européenne, un grand nombre d’hommes furent libérés de l’armée britannique et leur retour apporta également un autre problème  : un accroissement des maladies vénériennes.

Les débuts du Saorstát Éireann (l’Etat Libre d’Irlande – le Free State)

Lorsque l’Etat libre d’Irlande fut établi, il perpétua ce qui était délabré dans les services de santé de l’ancien régime. Au château de Dublin [siège de l’autorité des Britanniques avant la partition], il y avait un petit ministère de la santé. Celui-ci fut rattaché au ministère du gouvernement local. Il était composé de retraités du Corps Médical de l’Armée Royale, dont la préoccupation principale était de prévenir l’irruption d’épidémies qui auraient pu affecter la garnison britannique. Ces gentlemen firent profil bas, continuèrent à toucher leurs salaires, soucieux de ne pas déranger le bateau du Free State, dans lequel ils purent voyager pendant les deux premières décennies du Saorsát. Ce nouvel Etat faisait face à des problèmes majeurs de santé publique, qu’il tenta d’ignorer avec acharnement. Les principaux sont les suivants.

1. Un fort taux de tuberculose, d’alcoolisme et de schizophrénie, très loin au-dessus des moyennes européennes. On reconnaît là « les maladies des dépossédés », qu’on rencontre chez les Lapons, les Indiens d’Amérique, les Hawaïens, les Maoris, les Tahitiens et les Aïnus du Japon. Toutes ces sociétés étaient des sociétés guerrières défaites et marginalisées par les envahisseurs, dont la culture et la langue ont été réprimées et méprisées.

2. Une mauvaise alimentation. Le peuple des villes avait comme nourriture principale du pain, fait d’une farine d’importation douteuse, qui était parfois mélangée de craie et de poudre d’os. Seuls 2.000 arpents de blé étaient récoltés dans les 26 comtés. Les journaux de cette époque montrent beaucoup de publicités pour des médicaments visant à traiter des malaises digestifs. Il y avait un fort taux de cancer de la gorge, de l’estomac et des intestins. Le peuple des campagnes cultivait sa propre nourriture, qui était correcte en quantité mais pas en qualité et qui était mal cuite.

A cause de la mémoire populaire de la famine et de la peur de la tuberculose, les personnes maigres étaient objet de pitié et les personnes grasses admirées, en particulier les enfants gras étaient source de fierté pour les familles. Il n’était pas rare de voir un adulte forcer un enfant à manger en le menaçant d’un nerf de bœuf. Lorsque le curé républicain Michael O’Flanagan était dans le comté de Sligo dans sa jeunesse, il remarquait l’apparition chez les jeunes élèves dont il avait la charge de dents pourries, mal qui était presqu’inconnu auparavant. Il reliait ce phénomène à la consommation des nouvelles céréales au petit-déjeuner. La junk food était arrivée, avec ses dommages collatéraux.

3. Une mortalité infantile élevée, ainsi qu’une forte mortalité des femmes en couche, dues en partie aux gestes malavisés de sages-femmes ignorantes et non formées, mais plus encore à la malnutrition généralisée.

L’hygiène publique était de mauvaise qualité, en particulier les réserves d’eau contaminées posaient problème. Il y avait également l’habitude dégoûtante de cracher constamment, adoptée par les voyous, à l’imitation des soldats britanniques, pour se donner un air « dur ». La majorité de la population vivait dans un état de pauvreté très prononcé, ce qui engendre une faible résistance à la maladie. A son commencement, ce nouvel Etat occupait l’avant-dernier rang européen en matière de santé publique, devant l’Albanie.

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