Bloody Sunday

Article écrit par Brendan O’Neill, dans Spiked

Il y a quarante ans, 13 catholiques de Derry furent tués sous le feu des parachutistes britanniques. Un quatorzième mourut de ses blessures par balles cinq mois plus tard. Pendant des années, cet événement qui prit le nom de Bloody Sunday fut considéré par beaucoup de gens comme un acte d’accusation contre la domination britannique en Irlande. Mais aujourd’hui, il est utilisé pour justifier la domination britannique en Irlande. Ces dernières années, l’Etat britannique a porté un coup des plus subtils et des moins critiqués : être parvenu à s’approprier moralement cette atrocité, avoir pu transformer le Bloody Sunday, de preuve de la nocivité de son rôle en Irlande qu’il était, en un événement qui montre que la générosité britannique, générosité de type thérapeutique surtout, est requise vis-à-vis de cette nation irlandaise apparemment enfantine.

Les 14 hommes tués, dont sept adolescents, faisaient partie d’une foule de 10.000 manifestants. Ils réclamaient des droits égaux pour les catholiques en ce qui concerne le logement, l’emploi et le vote, dans cette entité dirigées par les protestants où les catholiques avaient deux fois et demi plus de chances de se retrouver au chômage que les protestants. Dans les quatre années qui précédèrent le Bloody Sunday, en particulier depuis une manifestation à Derry en octobre 1968 qui fut brutalement réprimée par la police locale, les tensions allaient croissant en Irlande du Nord. L’armée britannique arriva en août 1969 pour soutenir ses alliés protestants locaux, et l’internement sans procès fut introduit en août 1971. Toutes les manifestations furent interdites. C’est sur cette arrière-plan que des milliers de catholiques portèrent un défi aux lois d’exception britanniques et manifestèrent pour les droits civils le 30 janvier 1972.

La réponse des parachutistes transforma le conflit. Beaucoup de catholiques croyaient qu’il était possible de réformer l’Irlande du Nord pour en faire un endroit où davantage d’égalité règnerait, mais cette croyance fut déchirée par la force brutale avec laquelle la Grande-Bretagne semblait vouloir préserver le caractère sacré de l’une de ses dernières colonies. Un très grand nombre de nationalistes se radicalisèrent avec le Bloody Sunday, pensant que la liberté authentique ne serait obtenue qu’avec l’expulsion des des forces britanniques d’Irlande du Nord et l’unification de l’Irlande. Il s’ensuivit une longue et sanglante guerre entre l’IRA et les forces militaires britanniques.

Ces dernières années, l’histoire du Bloody Sunday a été ré-écrite de façon subtile mais radicale. Au moyen du révisionnisme universitaire et de l’opportunisme politique, parallèle aux 12 années de l’enquête sur le Bloody Sunday menée par Lord Saville de Newdigate (1998-2010), le Bloody Sunday est passé du statut d’événement historique à celui de tragédie privée, du statut d’incident à l’intérieur d’une guerre qui couvait depuis 4 ans et qui continua pendant 20 ans, à celui d’une malencontreuse rencontre entre des maniaques de la gâchette et des catholiques innocents. Le Bloody Sunday a été amputé de son contexte historique et transformé en une sorte de drame tragique en un acte où de méchants soldats britanniques (sévèrement réprimandés par l’enquête Saville)  croisent des manifestants catholiques globalement présentables (les victimes ont été lavées de tout soupçon par Saville et des excuses ont été présentées par David Cameron, [premier ministre britannique] à leurs familles)

La ré-écriture du Bloody Sunday par l’Etat britannique a eu un double impact : d’une part, elle a contribué à déshistoriciser cette journée; d’autre part, elle a joué un rôle dans l’intervention thérapeutique de l’Etat au sein de la vie des gens en Irlande du Nord, eux qui apparemment ont besoin d’une nouvelle armée d’experts financés par l’Etat britannique pour les assister dans leur tête-à-tête avec leur passé tragique.

Cette soustraction du Bloody Sunday hors de l’Histoire se voit très clairement dans les conclusions de l’Enquête sur le Bloody Sunday. Contrairement à l’enquête initiale, menée par Lord Widgery en 1972 et qui fut largement interprétée comme une opération frauduleuse de blanchiement de l’armée, l’enquête Saville est considérée comme donnant la Version Officielle et Vraie des Evénements. Cependant, le véritable tour de force de Saville a été d’abstraire le Bloody Sunday du cours de l’Histoire dans lequel il était plongé, de retirer le 30 janvier 1972 de toute la continuité qui va de 1921 (mise en place de la partition du pays) passe par 1968 (début du soulèvement des catholiques) et arrive au début des années 1970 (l’Etat britannique répond en instaurant la loi martiale). Au lieu de cela, Saville, en invitant les familles des 14 victimes à exprimer leurs émotions en huis-clos et en réprimandant les soldats, réussit à réduire Bloody Sunday à une sorte de bagarre de cour d’école ultra-violente qui nécessite l’intervention du bon maître d’école qui examine les faits et distribue les blâmes.

Grâce à Saville, Bloody sunday est désormais vu comme une journée où certains militaires britanniques ont perdu la tête (Saville dit que les paras ont ‘perdu le contrôle’), ce qui causa grande détresse à certaines familles de Derry. Bien sûr, Bloody Sunday est l’occasion d’exprimer des griefs privés, mais c’est aussi un événement historique qui a des causes et des conséquences. Mais tout cela est évaporé loin du regard public dans un processus de souvenir officiel qui a ravalé le Bloody Sunday au rang du massacre de Dublane, avec des paras et des catholiques à la place du tireur solitaire et des enfants de l’école [l’équivalent en France serait l’épisode de Human Bomb avec des enfants de l’école primaire de Neuilly]
Saville n’a pas blanchi les paras individuels de leurs responsabilités dans les événements comme l’avait fait Widgery, non, il a procédé à un blanchiement beaucoup plus profond, transformant un tremblement de terre politique en une bataille de rue de cinglés. En focalisant l’attention sur les erreurs de jugement et la turpitude morale des soldats pris individuellement, Saville a blanchi le rôle historique de l’Etat britannique, se servant de la force pour dénier le droit à la démocratie et à l’égalité en Irlande.

De cette façon, en se faisant le procureur du Bloody Sunday, l’Etat britannique, auteur de l’atrocité, peut désormais rétablir son autorité morale en Irlande au moyen de cette approche apologétique vis-à-vis de ces événements historiques si tragiques. En réprimandant quelques uns de ses soldats et en offrant des excuses aux victimes, l’Etat britannique passe entre les filets de l’Histoire et de la politique du Bloody Sunday, parlant du haut de cette position de réparateur sans passions des offenses passées.

Aujourd’hui, un des moyens par lesquels la Grande-Bretagne justifie la continuation de sa présence en Irlande consiste à apparaître comme un manager moral du passé, un entremetteur de la réconciliation entre communautés blessées, et son détournement moral du Bloody Sunday a été un moment-clé de la réhabilitation de sa domination sur la nation voisine.

Répondant à la controverse au sujet du coût de l’enquête Saville (200 millions de £), Lord Eames, archevêque d’Armagh, a dit que le combat contre le « trauma psychologique » infligé par de tels événements n’avait pas de prix, étant donné que « la conséquence cachée, l’héritage des Troubles, est un mal d’une immense grandeur si difficile à apaiser ». Cette déclaration est révélatrice. Bloody Sunday est saisi sous les griffes d’un nouveau concept, selon lequel certains événements ‘hord de contrôle’ dans la guerre 1969-1994 a non seulement causé des traumatismes aux individus et aux familles, mais aussi un « traumatisme national », que les lords, les juges et les psychologues britanniques doivent soigner.

Et de fait, Lord Eames est également président du Groupe Consultatif sur le Passé, un vaste dispositif consacré à la gestion des séquelles psychologiques de l’héritage des Troubles, pourvu de sommes astronomiques qui inondent des enquêtes sur le « traumatisme national » (une enquête a estimé à 22% la proportion de personnes qui continuent de se battre mentalement avec les événements de la guerre).  Le Bureau du Premier Ministre de l’Irlande du Nord a pondu un rapport intitulé « Vivre avec le trauma des Troubles », qui conclut en suppliant les acteurs politiques de reconnaître ‘les effet à long terme de ces événements traumatisants’.

Il s’agit-là d’une profonde réorganisation de l’autorité politique britannique sur le peuple irlandais. Autrefois, la Grande-Bretagne justifiait sa domination en Irlande en termes moraux ou nationalistes, parlant du besoin de protéger les protestants du Nord contre l’engloutissement dans la République irlandaise intolérante; désormais il justifie sa présence en termes thérapeutiques, se présentant comme celui qui prodigue la réparation psychologique à ceux qui souffrent, y compris à ceux dont a souffrance a été engendrée par des éléments britanniques ayant ‘perdu le contrôle’.

Cette nouvelle approche reproduit nombre de préjugés anciens, mais enrobés dans un emballage davantage politiquement correct. Auparavant, les propagandistes britanniques présentaient les Irlandais comme des êtres inconstants, enfantins, inaptes aux choses sérieuses impliquées par la direction de ses propres affaires; désormais ils les dépeignent sous les couleurs d’un peuple traumatisé, abîmé par la vie, ayant besoin du soin constant des experts psychologues et des évêques financés par le portefeuilles britanniques. Aujourd’hui comme hier, les capacités politiques et la robustesse morale du peuple irlandais sont mises en doute par des agents extérieurs dévoués au point d’assumer la charge de l’autorité sur eux.

Bloody Sunday n’a pas été cet incident de malades où les paras ont ‘perdu contrôle’. C’était une phase de la guerre menée par l’Etat britannique pour garder le contrôle sur sa colonie d’Irlande du Nord. Et aujourd’hui, 40 après, cet événement tragique est utilisé par ce même Etat britannique pour réaffirmer et consolider, en termes thérapeutiques, sa gouvernance de l’Irlande du Nord. Les historiens du futur seront sans soute étonnés de voir avec quel cynisme et quel succès la Grande-Bretagne a réussi à prendre le contrôle moral du Bloody Sunday.

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