Féminisme républicain #2

Article écrit par Theresa O’Keefe, publié en 2004 dans la revue Resources for Feminist Research, sous le titre « Trading aprons for arms ».

Le nationalisme en tant qu’oppresseur des femmes

Depuis le début des années 1980, période où la question des femmes et du nationalisme a commencé à gagner une reconnaissance universitaire, des féministes se sont demandé dans quelle mesure le nationalisme était une puissance d’oppression dans la vie des femmes. Leurs études soulignaient le fait que la violence employée dans les conflits, sous la forme de viols de masse, d’abus, de torture et de meurtre, était le plus souvent dirigée contre les femmes. Dans une moindre mesure, les féministes universitaires enquêtaient sur la participation des femmes en tant que combattantes dans les luttes nationales. Ce que ces approches ont en commun, c’est le souhait de comprendre les implications du nationalisme pour les femmes.

Les premières ont exploré l’idée que le corps des femmes devenait le terrain sur lequel se menaient les luttes armées. Les secondes ont en général insisté sur le fait que, malgré leur participation active, les femmes obtenaient rarement un statut d’égale dans les mouvements nationalistes. Les deux approches se sont montrées critiques vis-à-vis de nos thèses sur l’implication des femmes dans et par le projet nationaliste, sans être toutefois capables de comprendre en profondeur la dimension de la résistance féministe à l’intérieur de telles luttes nationalistes. Il manque encore au féminisme une compréhension solide de l’organisation des femmes contre le patriarcat dans le contexte du nationalisme.

Bien que les mouvements nationalistes se proclament souvent ‘mouvements de libération’, la plupart des féministes académiques voient dans le nationalisme un recul loin de la lutte pour l’émancipation des femmes. On avance que le nationalisme exige des femmes qu’elles suspendent «leur» projet d’émancipation jusqu’à la résolution de la question nationale. On attend souvent des combattantes engagées dans les luttes nationalistes dans le monde qu’elles établissent des priorités dans leurs luttes, parce que la cause nationaliste est la plus urgente et que les autres questions seront traitées après la victoire de la révolution.

Comme le dit Cynthia Enloe : « D’habitude, les organisateurs masculins considèrent que l’unité de la communauté a une telle priorité politique que toute mise en question des rapports entre hommes et femmes a tendance à être vue comme une source de division, si ce n’est de trahison. On a répondu aux femmes qui exigeaient une véritable égalité entre les sexes qu’il n’en était pas encore temps, que la nation était trop fragile, et l’ennemi trop proche. Les femmes doivent avoir la patience d’attendre que l’objectif nationaliste soit atteint, alors seulement la question des rapports entre femmes et hommes pourra être soulevée. Pas maintenant, plus tard, tel est l’avis qui retentit aux oreilles de beaucoup de femmes nationalistes. »

La même thèse vaut aussi pour la période qui suit la résolution de la question nationale, les femmes étant tenues à l’écart puisque le pouvoir patriarcal tient toujours les rênes. Lorsqu’enfin survient cet « après », il y a peu de preuves ne serait-ce que d’une considération pour les revendications des membres féminines. Comme l’affirme Anne McClintock : « Dans nombre de pays nationalistes ou socialistes, au mieux on soutient verbalement les préoccupations des femmes, au pire on en rie ouvertement. Si les femmes doivent accomplir des tâches d’hommes [au combat], les hommes en revanche ne partageront pas les tâches des femmes. » Des confirmations de cela se présentent dans une quantité d’études sur le sujet.

Une autre critique portée contre la participation des femmes dans les luttes nationalistes, consiste à dire qu’elle ne sert qu’à consolider le patriarcat, les femmes légitimant par leur présence des projets nationalistes définis par des hommes et dirigés par eux. Le fait que le nationalisme fasse fond sur les normes sexuelles qui voient la femme en tant que reproductrice, a mené naturellement à la conclusion que le nationalisme était patriarcal. Le livre de Tamar Mayer, Gendered Ironies of Nationalism: Sexing the Nation, réaffirme cette thèse selon laquelle le nationalisme sert le plus souvent à propager le contrôle sexuel et la répression des femmes.

Comme elle le dit : « Le lien entre nationalisme et masculinité reste puissant : les hommes prennent le pouvoir de définir les processus de construction de la nation, tandis que les femmes acceptent l’obligation de reproduire la nation biologiquement et symboliquement (…) Le masculin et le féminin restent des catégories fixes lorsqu’elles entrent en rapport avec la nation. » Le nationalisme est présenté comme quelque chose qui entretient le patriarcat, ou même qui l’arbore, puisque les femmes reçoivent dans le projet nationaliste des rôles fondés sur la tradition, que ce soit dans ou hors du foyer. Le conclusion de ces féministes universitaires est donc que le nationalisme, c’est le patriarcat.

Le mérite de ce corpus de textes est de nous permettre de prendre garde aux pièges induits par les vocables comme «liberté» et «libération», puisque le potentiel du nationalisme pour la libération des femmes est très limité. On a émis l’idée que les femmes qui participent à la lutte armée contribuent à leur propre oppression en légitimant le nationalisme, et par conséquent le patriarcat.

Lynda Edgerton, dans ses textes sur les femmes et le nationalisme irlandais, affirme que l’engagement des femmes n’a fait qu’approfondir leur oppression. A son avis, le discours nationaliste a cimenté les rôles masculins et féminins, ce qui fait que les femmes qui se sont engagées politiquement dans le Nord de l’Irlande, en particulier en tant que mères, ont opéré avec une fausse conscience, puisque leur activité à contribué à approfondir l’inégalité entre sexes.

Pour Edgerton, bien que les rôles masculins et féminins traditionnels aient été battus en brèche dans le processus de politisation nationaliste des femmes au Nord de l’Irlande, « il n’a pas été demandé à ces femmes de mettre en question leur rôle domestique, ni leurs rapports avec le mari et la famille; bien au contraire, on les a encouragées à tenir un rôle maternel fort, destiné à maintenir l’unité de la famille, à s’occuper des choses matérielles et à prêter leur concours aux campagnes politiques déterminées en général par des hommes. »

De même, Elisabeth Porter soutient que « même lorsque les femmes participent activement aux luttes ethniques et nationales, en organisatrices, agitatrices, assistantes, et parfois combattantes, les hommes restent les agents et les femmes les symboles, ce qui renforce l’oppression masculine pré-existante ».

Par conséquent, si des femmes choisissent de prendre part à un mouvement patriarcal, et ainsi contribuent à leur propre oppression (et comme l’affirme V. Spike Peterson, à l’oppression des autres), il faut conclure que ces femmes n’agissent pas avec une conscience féministe, qu’elles ne sont pas féministes. Des féministes universitaires expliquent que la nature des mouvements nationalistes fait d’eux non seulement des endroits funestes pour les femmes, mais aussi pour le féminisme et l’émancipation féminine. Qui plus est, ce projet d’émancipation féminine est souvent décrit comme un compétiteur du nationalisme, ils s’excluent donc mutuellement. « Nulle part », nous dit Anne McClintock, « le féminisme n’a été admis à d’autre titre que celui de servante du nationalisme ».

Geraldine Meaney considère que le féminisme doit garder son autonomie vis-à-vis du nationalisme, qu’il doit « tenir ferme sur ses intérêts propres ceux intérêts des femmes contre toute identité nationale monolithique, qui perpétue le patriarcat. Dans son rapport aux femmes nationalistes, le féminisme doit souligner dans quelle faible mesure le nationalisme et le républicanisme ont promu et protégé les intérêts des femmes et à quel point au contraire ils ont dénigré et opprimé les femmes. »

De même, R. Radhakrishnan, explorant les questions de genre dans le nationalisme demande « pourquoi la politique du nationalisme subordonne-t-elle ou nie-t-elle la politique des femmes? ». Ces thèses sous-entendent toutes que les femmes qui se battent dans une lutte nationale sont pour cette raison moins engagées dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Cette considération a poussé beaucoup d’écrivaines à considérer principalement les aspects négatifs de l’intégration des femmes à un mouvement défini par les hommes.

Ainsi, instruites que nous sommes sur la façon dont les femmes sont accueillies par leurs collègues masculins dans les mouvements nationalistes et dont elles sont «utilisées» en leur sein pour faire avancer la cause et pour signifier la nation, il nous reste à comprendre comment et surtout pourquoi des femmes s’engagent dans la construction et la défense de la nation.

Trop peu d’attention a été accordée aux raisons qui ont poussé des femmes à se mobiliser contre l’oppression qu’elles subissent à la fois dans et hors des mouvements nationalistes. S’il est vrai que l’émancipation des femmes est rarement la préoccupation dominante dans la plupart des mouvements de libération nationale, il serait faux de croire que des femmes ne s’y battent pas pour leur propre émancipation.

Comme l’ont fait remarquer des auteures féministes dans le passé, les mouvements nationalistes peuvent procurer un espace pour la résistance et le pouvoir des femmes, en les faisant sortir du foyer, dans les rues. Cet aspect de l’activité des femmes est toutefois rejeté dans l’ombre par la critique portée au nationalisme.

Il nous faut revenir sur nos notions de départ quant au positionnement des femmes vis-à-vis du nationalisme et nous demander pourquoi des femmes veulent rejoindre ces mouvements et comment elles gagnent du pouvoir par leur participation dans le conflit nationaliste. Il faut cesser de présumer que les femmes n’ont rien à voir avec l’identité nationale. Il faut au contraire reconnaître que les questions de genre et d’identité nationale sont entrecroisées, ce qui crée une position unique à partir de laquelle les femmes peuvent résister à l’oppression.

Le nationalisme offre aux femmes l’occasion de brouiller les frontières entre espace public et espace privé et d’exploiter la politisation engendrée par la cause nationaliste pour faire avancer leur propre émancipation. Ce processus de transformation devrait être du plus haut intérêt pour les théoriciennes féministes qui s’intéressent à la façon dont les femmes non seulement se politisent, mais aussi défendent leur propre émancipation. Il est certes nécessaire d’être prudente au moment de louer les mérites du nationalisme, étant donné ses funestes répercussions pour les femmes. Toutefois, le nationalisme peut avoir des ramifications positives qui méritent d’être examinées par quiconque étudie les rapports des femmes au nationalisme.

L’avènement du féminisme républicain

Le nationalisme féministe n’est pas un phénomène nouveau en Irlande, au Nord comme au Sud. Depuis le début de la bataille pour une Irlande indépendante et unie, la lutte nationale a été en rapport avec la lutte pour les droits des femmes. En outre, s’il y avait un mouvement autonome de suffragettes actif dans tout le pays, il y avait aussi des liens évidents entre les femmes actives dans le mouvement national et celles qui menaient campagne pour le suffrage féminin.

L’entrelacement entre le mouvement des femmes et le nationalisme se fit moins visible après le reflux du mouvement des suffragettes, en même temps que dans les autres pays occidentaux. Il fallut attendre la deuxième vague, simultanée, du mouvement des femmes et de la nouvelle lutte nationale dans le Nord mettant l’accent sur les droits civils, pour voir la résurgence du nationalisme féministe. Cette forme moderne de féminisme incluse dans la lutte républicaine peut être nommée « féminisme républicain ». Ce féminisme républicain, assumé par beaucoup de femmes actives dans la lutte armée, est un exemple et un terrain significatif pour augmenter nos connaissances sur la résistance des femmes à leur oppression.

Des études antérieurs ont attribué la présence des femmes dans la lutte anti-impérialiste à leur politisation. Comme le disent Suruchi Thapar-Bjorkert et Louise Ryan dans leur article sur les nationalismes indiens et irlandais : « La sphère domestique était devenue un lieu de contestation et de politisation accrues. Le brouillage des frontières entre la ligne de front et le foyer, entre le privé et le public, aiguisa la conscience des femmes pour les années qui allaient suivre ».

C’est assurément ce brouillage des frontières qui allait poser les fondements de l’ascension du féminisme républicain. En adoptant ce point de départ, on peut identifier trois raisons principales au surgissement et à la persistance du féminisme républicain depuis la fin des années 1960. La politisation qui eut lieu pendant les Troubles à la fin des années 1960, l’exposition aux organisations féministes de la deuxième vague féministe, et l’expérience des prisonnières républicaines sont les trois moments de la formation du féminisme républicain dans le Nord de l’Irlande.

Prendre les rues

La politisation des femmes fut le premier jalon du surgissement du féminisme républicain. La fin des années 1960 et le début des années 1970 virent le début du bouleversement politique connu sous le nom de Troubles. Des gens de tout milieux, y compris un petit nombre de Protestants, menèrent une lutte difficile pour les droits civils de la population catholique du Nord. Une Armée Républicaine Irlandaise régénérée se mua en une force dominante du paysage politique, attirant de nombreuses jeunes recrues, masculines comme féminines. Le plus remarquable dans cette période, c’est la politisation des femmes, qu’elles s’intègrent dans l’IRA ou pas.

D’après l’activiste républicaine Lily Fitzsimmons, « la présence britannique unifia la volonté des femmes de s’organiser elles-mêmes contre la répression militaire de l’armée britannique. Cela nous a aussi fait prendre conscience de notre force en tant que groupe. » Cette « volonté unifiée » donna aux femmes la force d’aller plus loin et de défier les normes du masculin et du féminin depuis longtemps établies dans la plupart des sociétés. Participer aux meetings, protester dans les rues, affronter les forces de la couronne, tout cela engendra une identité nouvelle pour les femmes. Le résultat de cette politisation intense fut que les femmes « ne retournèrent pas dans leurs cuisines pour s’y soumettre aux ordres de leurs maris. »

Pour certains, la naissance de cette conscience politique est à situer dans le mouvement pour les droits civils à Derry, qui a été appelé « une révolution sociale totale pour les femmes ». Le mouvement des droits civils à Derry comptait des activistes femmes comme Bernadette Devlin (McAliskey). Pour beaucoup de femmes, ce mouvement a été leur première expérience en tant qu’activistes politiques, assumant un rôle en-dehors de la maisonnée et du lieu de travail. Comme le dit l’une d’entre elles : « Avant 68, les femmes devaient être à la maison à l’heure pour préparer le dîner et s’occuper des enfants et des maris. Mais quand Derry entra en éruption en 1968 (date des premières manifestations pour les droits civils), les femmes, les femmes âgées en particulier, fondirent sur les rues telles une volée de canards sur un lac, et depuis elles ne sont point revenues. »

Suite au mouvement des droits civils et à des événements comme le Bloody Sunday et l’internement, les femmes troquèrent leurs tablier de cuisine contre des affiches, des cocktails molotov et des mitraillettes. Ces expériences ont été libératrices pour les femmes et les ont éclairées sur leurs propres capacités à être autonomes et non pas confinées dans le foyer. D’après une ancienne prisonnière : « J’ai toujours pensé qu’il y avait une analogie avec le nouveau rôle que les femmes ont pu prendre pendant la Deuxième Guerre mondiale. Les femmes alors remplacèrent les hommes, en tous points. La différence, c’est qu’après l’internement, quand les hommes revinrent, les femmes restèrent à leur poste et y excellèrent. Elles ne revinrent pas au foyer sous prétexte que les hommes attendaient cela d’elles… en fait, depuis ce moment, plus rien n’a été comme avant. »

Cet éveil politique des femmes produisit une transformation dans les rapports sociaux et dans l’ordonnancement social, qui a été durable dans le Nord. Cela donna un contexte favorable à l’émergence du féminisme républicain.

Elever le niveau de conscience

Le deuxième facteur qui contribua à l’émergence du féminisme républicain fut l’exposition des femmes républicaines au féminisme dans ses diverses formes. Le féminisme de la deuxième vague avait émergé dans les pays occidentaux à partir des mouvements radicaux des années 1960. Ce « nouveau » type de féminisme englobait une aile plus radicale que son prédécesseur, qui s’était formé avant le Soulèvement de Pâques 1916. Il insistait moins sur la conquête de l’égalité par les lois, et se préoccupait davantage de changer les structures, les habitudes et les soubassements du patriarcat, si dominants dans la plupart des sociétés. Cette tendance à faire porter les efforts en-dehors du système pouvait montrer des parallèles avec les mouvements de libération nationale, en particulier le républicanisme irlandais, puisqu’ils cherchent à démanteler l’ordre établi et les structures qui le soutiennent.

Dans le Nord de l’Irlande, existaient des féministes qui avaient vécu la période radicale des années 1960 et la montée de la deuxième vague féministe. Ces femmes étaient également conscientes de la nature oppressive du pouvoir colonial et des divisions de classe dans la société irlandaise. Il s’agissait d’un agrégat de femmes de diverses obédiences politiques, des socialistes, des marxistes, des féministes, des anti-impérialistes, des anarchistes, réunies sous la bannière du Collectif des Femmes de Belfast.

Ce Collectif, vite disparu, n’en fut pas moins à l’origine de la formation d’une organisation qui eut beaucoup plus de poids pour les femmes républicaines, Women Against Imperialism (WAI). WAI fut formé en 1978 suite à une scission du Belfast Women’s Collective et se consacra à la lutte organisée contre l’oppression des femmes par l’Etat britannique et pour l’égalité des femmes à l’intérieur du mouvement républicain et de la communauté nationaliste au sens large. Les femmes des WAI « considéraient que l’impérialisme avait déformé toute la configuration de l’Irlande, toute la configuration personnelle aussi bien que politique ».

Sur cette base, WAI mobilisa la communauté nationaliste belfastoise autour de nombreux problèmes, comme la violence faite aux femmes, à la fois personnelle et politique, l’endettement et la pauvreté, et la condition des femmes emprisonnées, en particulier à la prison d’Armagh. C’est probablement leur engagement auprès des prisonnières politiques qui leur valut le plus d’attention et de respect de la part de la communauté républicaine, attirant dans leurs rangs des ex-prisonnières et des futures prisonnières.

Comme le dit une ancienne militante des WAI, une épouse et mère sans d’expérience politique avant les Troubles : « En 1978, j’entendis parler d’un groupe nommé Women Against Imperialism. Ce groupe soutenait la lutte contre les Brits, bien que critique vis-à-vis de l’attitude de l’IRA envers les femmes. Alors j’y suis allée… Nous y parlions de tout, des choses personnelles, sur notre façon de vivre… Nous organisions des soirées dans les clubs pour collecter de l’argent et nous y prenions la parole une dizaine de minutes avant que ne démarrent la danse et la boisson. Nous invitions Women’s Aid, le sanctuaire pour femmes battues, nous menions des débats enflammés au sujet de la violence faite aux femmes, que nous mettions en rapport avec la violence faite aux femmes par les Brits et la police… »

WAI n’organisait pas seulement des conférences publiques et des causeries sur le thème de la violence, mais faisaient aussi des rassemblements de rues pour dénoncer les atrocités ayant lieu dans la prison pour femmes d’Armagh. Leur premier rassemblement fut tenu le 8 mars 1979, journée internationale des femmes. Ce rassemblement comprenait des anciennes prisonnières politiques qui lurent des déclarations des femmes républicaines de la prison d’Armagh. Pour la première fois, l’attention se concentrait sur les épreuves subies par les femmes à Armagh, et suite à ce rassemblement, la campagne pour défendre les droits des prisonniers politiques engloba aussi les femmes d’Armagh, alors qu’auparavant, elle se concentrait presqu’exclusivement sur les prisonniers républicains masculins.

Le rassemblement des WAI engendra des débats, souvent houleux, entre les diverses branches de la communauté féministe du Nord. De façon plus cruciale, il souleva la question des conditions de vie et des abus commis contre les femmes en prison, appelant les autres groupes à y reconnaître une dimension proprement féminine, une question féministe qu’elles ne pouvaient ignorer.

Le fait sans doute le plus remarquable de ce rassemblement fut le nombre de femmes qui y participèrent. Les estimations suggèrent que plus de 400 femmes, avec un grand nombre de féministes venues du dehors. Ces femmes avaient fait le voyage d’Angleterre, du Pays de Galles, d’Europe continentale, de Nouvelle-Zélande et des Etats-Unis, pour établir que la question de la prison d’Armagh était une question féministe.

Pour nombre de femmes, ce rassemblement et ceux qui ont suivi déclenchèrent un processus d’éveil. Se mêlant aux féministes qui venaient de l’extérieur, les femmes purent partager des expériences et discuter des problèmes qui leur tenaient à cœur.

Comme le dit une des fondatrices des WAI, présente le 8 mars : «  C’était tout un processus d’apprentissage, beaucoup de femmes qui firent le voyage pour nous aider étaient des lesbiennes, et elles ne le cachaient pas, loin s’en faut… Elles parlaient de différentes choses et nous nous rendîmes comte que nous étions terriblement ignorantes, ce qui nous a poussé à nous mettre à lire des livres sur le corps des femmes. Alors j’ai lu Our Bodies, Our Selves. En lisant ce livre, je me disais ‘ma pauvre, ce que tu étais à la masse’. Une fois que vous brisez votre coquille, vous voulez tout savoir! »

Il n’est pas exagéré de dire que de tels événements ont provoqué dans une grande mesure une élévation du niveau de conscience, qui a contribué à former le féminisme républicain.

En plus des débats à l’extérieur des prisons, des discussions féministes virent le jour à l’intérieur de leurs murs. Dans un geste de solidarité, certaines femmes des WAI se firent emprisonner et entrèrent dans l’aile A de la prison où étaient détenues les républicaines. Quoique bref, ce séjour en prison permit aux femmes d’échanger idées et opinions au sujet du féminisme et du mouvement des femmes. Les républicaines demandèrent aux détenues des WAI de leur donner des conférences sur le mouvement des femmes, suivies de débats. Ceci contribua à la formulation d’une conscience politique féministe parmi les républicaines.

Découvrir la liberté dans une cellule de prison

Bien qu’il soit tentant de considérer que les contacts avec les féministes non-impliquées dans la lutte armée ont été la cause essentielle de la formation du féminisme républicain, c’est pourtant une idée erronée. C’est la politisation des femmes dans le Nord et les emprisonnements de républicaines qui ont été les facteurs-clés du surgissement du féminisme républicain. Comme le dit l’ancienne dirigeante du département des femmes de Sinn Fein : « Les femmes dans la lutte nationaliste se rendaient compte au fur et à mesure des facteurs qui les inhibaient dans l’accomplissement de leurs tâches, ce qui fait que leur conscience, une conscience féministe, se développait sur la base de leur activité politique sur le terrain. Elles ont pu être influencées par le mouvement féministe et par le travail de ces féministes, mais ce qui les influençait le plus, c’était leur propre existence. Il serait faux de dire que des féministes se soient mises soudain à influencer le mouvement. »

Dans le processus de leur politisation, des femmes se rendirent compte des connexions qui existaient entre les différentes facettes de leur identité : leur caractère prolétaire, leur caractère irlandais, leur catholicisme, leur genre et leur ancrage local. Les femmes républicaines insistent sur le fait que c’est leur engagement dans le républicanisme qui les a menées à acquérir une conscience politique dans d’autres sphères, dont le féminisme. Leurs séjours en prison pour la cause républicaine est ce qui leur a permis de découvrir d’autres idéologies politiques : « Au cours de ma vie, je me suis toujours identifiée avec le droit des femmes et l’égalité. Mais pendant mon emprisonnement, ma vision du monde s’est élargie… j’ai acquis un point de vue féministe général sur le monde. »

Ce processus de transformation s’explique en grande partie par les expériences vécues par les prisonnières politiques. Il est cependant opportun de rappeler que l’extension de la lutte de libération des femmes a rendu possible l’organisation de ce combat à l’intérieur du mouvement républicain. Pour les républicaines féministes, c’est la « politique de rue » qui a initialement politisé les femmes et les a poussées à s’engager dans le mouvement républicain. On ne peut pas sous-estimer toutefois le rôle joué par les séjours en prison dans l’élaboration d’une conscience féministe républicaine. Au départ, les femmes républicaines considéraient que la lutte nationale déterminait toutes les autres questions, mais les expériences carcérales finirent par les convaincre que leur sort de prisonnières avait à voir avec leur sexe, et qu’elles étaient doublement opprimées en tant que républicaines et en tant que femmes.

« Nous autres, femmes républicaines emprisonnées pour nos idées politiques, pensons que les luttes pour la libération nationale et pour la pleine égalité des femmes ne sauraient être séparées. Avant notre emprisonnement, nous nous acquittions de nos tâches dans la lutte et étions acceptées en tant qu’égales par nos camarades hommes, à quelques exceptions près. Bien que la condition des femmes dans la société au sens large ne soit pas sous le signe de l’égalité, en tant que volontaires femmes, nous avons participé pleinement à la guerre. Peu d’entre nous avaient pris part au mouvement des femmes ou consacré beaucoup de temps à la lutte pour les droits des femmes. Bien que les droits des femmes soient évidemment importants à nos yeux, nous pensions que débarrasser les Britanniques de notre pays était une chose plus importante, et que les autres problèmes pourraient être résolus lorsqu’ils s’en iraient. En prison, lors des discussions et des débats, nous avons contribué à notre éducation mutuelle et élargi nos horizons politiques. Il est vital pour le succès de notre révolution que nous nous libérions de toutes les formes d’injustice. Ce rapport de pouvoir doit être changé pour qu’un genre ou une race ne puissent plus avoir le moyen d’en exploiter un ou une autre. Les hommes et les femmes doivent avoir des droits égaux et des chances égales pour que  l’Irlande devienne authentiquement socialiste. »

Ces femmes furent l’objet de conditions de détention abominables. Elles durent subir le harcèlement physique et sexuel des gardiens de prison et de leurs supérieurs. Leurs corps étaient traitées comme un champ de bataille par des membres de l’Etat britannique, la preuve la plus flagrante étant les fouilles corporelles. Leur traitement par les gardiens, les insultes et remarques à caractère sexuel, le retrait des protections sanitaires une fois la grève de l’hygiène commencée à Armagh, la faible quantité de tampons à leur disposition en dehors des périodes de grève de l’hygiène, les fouilles corporelles, les sous-entendus sexuels, toutes ces choses leur permirent de comprendre que leur expérience particulière avait à voir avec le fait qu’elles étaient femmes. En outre, les obstacles qu’elles rencontrèrent lorsqu’elles émirent le souhait de participer aux grèves de la faim et aux révoltes carcérales leur montrèrent que leur expérience était différente de celle de leurs camarades hommes, que leurs problèmes n’étaient pas les mêmes, et qu’une approche féministe était nécessaire pour faire face à cette inégalité.

« En arrivant à Armagh, j’ai été choquée par ce que je voyais. Ce n’est pas tant l’expérience de l’emprisonnement qui me choquait, mais plutôt mon manque de connaissances et de compréhension au sujet des conditions de détention de mes camarades femmes. Lors de cette période à Armagh, même si elle fut de courte durée, j’ai beaucoup appris sur la lutte en prison, ce qui a influencé mon développement politique et personnel et a m’a fait davantage prendre en considération la nécessité de l’égalité des sexes dans la société et dans notre mouvement. Je savais cela d’expérience, je voyais qu’une attention inégale était portée aux femmes en grève de la faim et en grève de l’hygiène, que peu de discussions intenses portaient là-dessus. Cherchant à comprendre pourquoi il en était ainsi, je conclus que la sous-estimation de la contribution des femmes dans notre lutte ne venait pas seulement du fait qu’on ne parlait que de Long Kesh comme de « la » prison abritant des prisonniers de guerre, mais aussi d’une formation sociale qui reflète le pouvoir et l’intérêt particulier de ceux qui œuvrent à la création d’une société où le masculin domine. »

Beaucoup de femmes ont employé leur incarcération à « éclairer leur lanterne avec de la littérature féministe », ce qui les a menées à soulever les « questions féminines » au sein du mouvement républicain. Elles se donnaient des cours entre prisonnières,  lisaient et discutaient ces lectures, qui avaient trait à l’importance du féminisme pour leur propre libération.

La prison fut une école pour ces femmes, leur permettant de mieux comprendre les aspects de leur oppression. Comme le dit une ancienne prisonnière : « Pour moi, l’expérience la plus marquante a été Armagh. J’en sortis changée, différente et plus forte, mais je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. C’est avec cette force et cette détermination nouvelles, en plus de l’éducation féministe acquise en prison, que des femmes ont pu mobiliser leurs nouvelles capacités politiques pour porter devant leur mouvement les questions qui les concernaient en tant que femmes. C’est la conjugaison de ces facteurs qui ouvrit la voie au développement du féminisme républicain, qui gagne en puissance aujourd’hui encore. »

L’idéologie féministe républicaine

Si le genre de féminisme qui a émergé parmi les femmes républicaines doit son existence à des circonstances uniques, l’émergence d’un nationalisme féministe en situation de lutte armée n’est pas un cas unique. Des études sur les Sandinistes au Nicaragua, la lutte armée palestinienne et d’autres mouvements de libération nationale ont montré des exemples de féminisme révolutionnaire ou de nationalisme féministe. Chacun de ces projets féministes avait ses objectifs et réussites propres, liés à leur terrain politique propre, mais ils avaient tous en commun de lier l’auto-détermination à l’émancipation féminine.

Pour ces républicaines du Nord de l’Irlande, les questions de sexe, de classe, d’affiliation religieuse et d’ethnicité s’entrecroisaient pour aboutir à une perspective féministe qui fit des remous. Non seulement ces républicaines devaient lutter pour être acceptées dans le mouvement républicain à dominance masculine, mais aussi pour faire entendre leur voix dans la communauté féministe, au sens large, du Nord (et la question de savoir si cela a pu vraiment avoir lieu reste indécise). Ces républicaines ne pouvaient pas compter sur le soutien de la communauté féministe au sens large, ce qui n’allait pas sans complication pour leur projet. En tous cas, ce qui en sortit fut un projet dont les promesses concernant l’émancipation féminine étaient plus progressistes que celles des féministes majoritaires.

Les féministes républicaines considéraient que leur oppression en tant que femmes dérivaient de facteurs sociaux, économiques et politiques qui opéraient à partir du fait de la partition de l’Irlande par les Britanniques. Comme le dit une féministe républicaine :

« En ce qui me concerne, je ne peux pas m’empêcher de penser que la vie d’une femme est plus difficile en Irlande que dans d’autres pays, parce que l’Irlande est dominée économiquement et politiquement par l’impérialisme britannique. Ce n’est pas seulement de la rhétorique. La violence institutionnalisée dans les six comtés domine chaque segment de l’existence. Elle nous impose des affres économiques, la restriction des droits démocratiques, des désavantages douloureux dans certains quartiers pour ce qui est du logement et des soins médicaux, sans parler de la menace constante du harcèlement, de l’emprisonnement, et même de l’assassinat par les forces de sécurité. La partition de l’Irlande a déformé et bloqué le développement du mouvement ouvrier et du mouvement des femmes, tout en privant les femmes d’ici des avantages limités qui ont pu être gagnés ailleurs. Mais il n’y a pas de « question féminine » en Irlande qui ne soit détachée de la réalité de la domination coloniale britannique, et aucun mouvement de femmes n’est immunisé contre ses effets. Voilà pourquoi il y a des femmes qui sont là pour lui opposer une résistance armée, et voilà pourquoi ce sont les femmes qui ont été la colonne vertébrale de cette résistance. »

Cette citation résume bien la perspective générale du féminisme républicain, selon laquelle la condition des femmes en Irlande est directement liée à la partition. Par conséquent, toute tentative d’émancipation des femmes doit affronter le problème de la présence britannique dans les six comtés. La lutte pour l’auto-détermination de l’Irlande ne peut être séparée de « l’auto-détermination des femmes ».

« Le concept d’auto-détermination est à mon avis ce qui définit le mieux le féminisme républicain. Ce concept est sans doute mieux connu sous son aspect nationaliste que féministe, mais il a clairement un sens féministe aussi. L’auto-détermination, c’est le droit et la capacité de faire des choix véritables sur ce qui touche à nos vies : notre fécondité, notre sexualité, le soin et l’éducation des enfants, les moyens d’être indépendante, et tous les domaines dans lesquels on nous prive d’autonomie et de dignité, dans les différentes facettes de notre identité de femmes. »

Avec ce projet d’auto-détermination, les femmes républicaines cherchaient à faire naître la conscience de leur sort particulier en tant que femmes républicaines.

Le travail d’organisation des féministes républicaines

Les féministes républicaines ont mené leur travail d’organisation des femmes selon deux axes : à l’intérieur de l’arène politique classique pour y produire un changement, et dans la communauté, pour faire prendre conscience de certains problèmes importants à leurs yeux et pour procurer une base de soutien pour les femmes, républicaines ou non. Cinq points étaient au centre de leur action : 1. rendre plus accessible aux femmes la compréhension des enjeux politiques, 2. les droits touchant à la procréation, 3. la violence domestique, 4. l’égalité pour les lesbiennes et les gays, et 5. procurer des « espaces de sécurité » pour les femmes républicaines qui étaient dans l’incapacité d’en trouver étant donné la division sectaire de la société du Nord.

Les femmes et la politique formelle

Après avoir développé une conscience féministe, les femmes républicaines se sont ralliées pour faire entendre leur voix plus avant dans le mouvement républicain, dont l’élément le plus visible est Sinn Féin. « Au départ, je pense que les femmes se sont mises ensemble dans le cadre de leur engagement dans la lutte nationaliste, qui les a politisées au sujet de leur propre oppression. Les femmes se sont réunies pour discuter de ce qui les affectait, non seulement en tant que femmes, mais en tant que femmes activistes politiques, et elles ressentirent le besoin d’avoir leur voix politique propre à l’intérieur du parti. »

Elles parvinrent à former leur propre voix politique organisée dans Sinn Fein, ce qui a fait gagner à ce dernier des gains significatifs, comme beaucoup d’observateurs l’ont remarqué. Les féministes républicaines dans Sinn Fein ont tenté de faire en sorte que le parti soit mieux disposé envers les femmes. Ces féministes se préoccupaient de questions touchant à la participation formelle des femmes dans la politique républicaine, y compris dans les discussions touchant à la paix. Elles souhaitaient plus de visibilité pour les militantes du parti, l’organisation de crèches pour permettre aux femmes de participer davantage et l’institution de mécanismes encourageant les femmes à adopter des attitudes formellement politiques.

Le premier succès, et le plus significatif, fut la formation d’un département féminin dans Sinn Fein en 1980. Ce département féminin « naquit suite à la prise de conscience que les femmes devaient avoir une voix politique organisée dans Sinn Fein. Des femmes arrivèrent des 32 comtés pour discuter de leur travail dans Sinn Fein, des problèmes qu’elles rencontraient dans l’accomplissement de leurs tâches en tant que militantes politiques, et de la nécessité pour Sinn Fein d’adopter une politique progressiste sur des questions importantes non seulement pour les femmes, mais pour la société toute entière. »

Cette mobilisation des femmes transforma la face publique de la politique républicaine et transforma son organe politique, Sinn Fein, en une force politique plus progressiste. « Le département avait changé la donne, en rassemblant beaucoup de femmes qui auparavant se sentaient mal et aliénées à l’intérieur des cadres de la politique formelle. Le département était un centre organisateur pour les membres féminines de Sinn Fein, leur donnant un moyen d’affecter la politique du parti, chose qui était un des objectifs principaux du département, lequel impliquait les femmes dans l’élaboration de la ligne politique, de façon à ce que celle-ci reflète les besoins de toutes les femmes. »

Le contribution la plus notable du département féminin de Sinn Fein fut la rédaction d’un document programmatique spécifique concernant les femmes, le premier du genre dans tout l’éventail politique du Nord de l’Irlande. Ce document, soutenu unanimement lors de l’Ard Fheis [conférence annuelle] de 1980, ouvrit la voie à un Sinn Fein mieux disposé envers les femmes. Parmi les points du document, on note un appel à un accès légal et facilité au divorce, à une prise en charge publique des enfants, au partage du soin et de l’éducation des enfants par les deux parents, à une contraception libre et accessible (et au blâme des médecins qui refusent de délivrer des contraceptifs), à un conseil en matière de procréation et à une éducation sexuelle.

Le département féminin se porta aux premières loges pour promouvoir la participation des femmes dans la lutte armée et pour faire prendre conscience des droits et devoirs des femmes dans les diverses branches du mouvement républicain. Il a mené des campagnes comme celle contre la fouille corporelle et pour le bien-être des prisonniers. En outre, il a publié nombre de documents concernant les préoccupations des femmes dans le mouvement et en général. Ces publications revenaient souvent sur le droit de choisir, la contraception, le soin et l’éducation des enfants, et d’autres questions qui reflétaient les préoccupations du mouvement des femmes au sens large.

En fin de compte, la création du département a eu des répercussions positives en « féminisant » le mouvement. Une militante de Sinn Fein explique : « à mon avis, chez les camarades hommes, la conscience et l’acceptation de ce sujet [le féminisme] a été parallèle au développement du département féminin. »

Des expressions de cette éveil féministe sont patentes au vu de certaines décisions politiques prises par Sinn Fein au fil de son histoire. Comme le note Eilish Rooney, Sinn Fein a « une histoire d’engagement féminin dans la politique électorale qui remonte aux années 1970 », parallèle à la croissance du nombre de femmes dans la lutte armée et en prison. Sinn Fein a un système de quota dans son exécutif national, qui garantit que 25% des postes au Ard Comhairle (comité exécutif) sont réservés aux femmes, ce qui est une première pour un parti dans le Nord. De même, le parti s’engage à promouvoir des femmes dans des circonscriptions où elles sont éligibles, donc ne les utilise pas comme des agneaux de sacrifice. Dans cette lignée, Sinn Fein s’est efforcé de promouvoir la visibilité des femmes les plus actives dans le parti.

La garde des enfants a été une préoccupation importante depuis longtemps. Sinn Fein a été le premier parti à organiser des crèches pendant ses Ard Fheis, et cela depuis 1982. En 1986, une motion est passée qui exigeait que le parti paie pour la garde des enfants lorsque toute autre solution était indisponible. Depuis cette époque, le parti a des réserves d’argent pour la garde des enfants pendant toutes ses réunions, quelles que soient leur dimension, leur importance ou leur fréquence. De surcroît, les bureaux centraux de Sinn Fein [provisoire] procurent des enveloppes spéciales pour la garde des enfants de ses employées féminines, ce qui est aussi le cas dans ses bureaux locaux de Derry, Belfast et Dublin.

Violence domestique

La question de la violence domestique a été un des axes de travail principaux des féministes républicaines dans Sinn Fein. Feu Cathy Harkin, militante du mouvement des femmes de Derry, caractérisait la société du Nord en ces termes : « patriarcat armé ». Elle expliquait que les femmes dans les six comtés étaient exposées à une forme de patriarcat encore plus dangereuse qu’ailleurs, étant donné que la majorité des hommes étaient armés, qu’ils soient policiers, militaires ou para-militaires.

Beaucoup d’autres ont remarqué que le mouvement républicain était un milieu hostile pour les femmes, et qu’il est d’autant plus difficile de signaler la violence domestique que dans la communauté, le statut du volontaire est socialement respecté. On révère chez ce dernier la bravoure et le don de soi, qualités qu’on considère comme accompagnant nécessairement l’engagement d’une vie dans la lutte armée. Mettre en question l’honneur d’un volontaire en l’accusant de violences domestiques et autres abus, est un acte lourd, susceptible de fâcher d’autres membres de la communauté, ce qui fait que les plaintes restent enfouies. Évidemment, étant donné les rapports qui règnent entre les républicains et la police R.U.C., les femmes ne songent pas à aller porter plainte à la police pour ces crimes, ce qui les abandonne à leur propre sort pendant ces périodes critiques.

Les féministes républicaines se sont efforcées de soulever le problème de « l’idéologie » de la violence faite aux femmes, selon les mots d’une républicaine. Les féministes républicaines ont été actives dans la dénonciation de la violence domestique, oralement, en donnant des conférences publiques à ce sujet dans les communautés républicaines et par l’écrit, en publiant des articles dans des journaux féministes et républicains. Elles ont fait pression sur Sinn Fein pour que la question soit soulevée parmi ses membres, ce qui eut un certain succès. Leur plus grande réussite a été la création de centres consacrés à l’aide aux femmes violentées.

Sinn Fein [provisoire] met en avant des positions sur la violence domestique qui sont assez précises, au sujet du manque de structures de conseil et d’assistance pour les femmes, de la réforme du droit criminel en ce qui concerne les lois punissant la violence domestique, et qui situent la violence domestique dans « un contexte politique plus large ». Le parti, reconnaissant que les femmes rechignent à aller se confier aux services de police, propose des solutions alternatives comme des agences et des services de soutien tenues par les femmes elles-mêmes. Le parti affirme sa volonté de punir les responsables de violences domestiques : « tout membre de notre organisation qui abuse physiquement d’une femme sera démis de ses fonctions ou ostracisé par Sinn Fein. Nous considérons qu’il n’y a pas de place pour ce genre d’individus dans un mouvement révolutionnaire et discipliné. »

Le fait que la violence domestique n’ait pas été éradiquée ne signifie pas que les féministes républicaines n’ont pas réussi à combattre cette forme de patriarcat, la plus brutale. Ce qu’il faut reconnaître, c’est que les efforts des femmes républicaines sur ce sujet sont des moyens de résistance féministe. D’autre part, avoir forcé Sinn Fein, qui est un parti à dominance masculine, à avoir développé une plate-forme substantielle sur le thème de la violence domestique n’est pas rien, et prouve l’engagement des féministes républicaines.

Les droits concernant la procréation

Depuis la naissance du féminisme républicain, une des question les plus houleuses dans le mouvement républicain a été celle du droit des femmes de choisir de procréer ou pas, plus précisément en ce qui concerne l’avortement. A cause des liens historiques qui existent entre le républicanisme et le catholicisme, la question de l’avortement a été une épine dans le pied du mouvement républicain. Depuis qu’il a adopté comme un de ses objectifs le succès électoral, Sinn Fein [provisoire] a dû composer avec le mépris affectant cette question dans les 32 comtés tout en conciliant cela avec les pressions des féministes républicaines en vue de l’adoption d’une position pro-choix. Pour les féministes républicaines, l’avortement a été une question en litige prolongé dans le parti.

Une motion favorable au droit de choisir a été proposée lord de l’Ard Fheis de 1986 par un comité de Derry. La motion a initialement été adoptée, mais le parti l’annula suite à un tapage médiatique selon lequel « Sinn Fein, non content de tuer des gens, veut maintenant tuer les bébés ». Comme le dit une membre du parti : « cette motion nous a mis en difficulté politiquement, parce que nous ne sommes pas un parti de gouvernement, nous ne sommes pas dans le consensus dominant, et nous n’aurions pas pu faire avancer cette question même si nous passions la motion, tout simplement parce que nous ne serons pas au pouvoir demain ».

Bien que l’argument expliquant que la motion pour le droit de choisir aurait signifié un suicide politique pour un parti marginal est correct, étant donnée l’opinion publique sur la question, autant au Nord qu’au Sud, il met en lumière le fait que Sinn Fein [provisoire] fait primer à ce sujet son éligibilité sur les intérêts des femmes dans le parti. Faute d’une position sur le droit de choisir, Sinn Fein [provisoire] a opté pour le « droit à l’information », ce qui signifie l’éducation des femmes sur la grossesse et l’apport d’informations concernant les avortements hors d’Irlande. Sinn Fein [provisoire] soutient l’avortement au cas où la grossesse menacerait la santé physique ou mentale de la femme ou en cas de viol.

Des femmes dans le parti continuent de faire campagne pour une motion favorable au droit de choisir. Des prisonnières de guerre à Maghaberry ont proposé deux motions lors de l’Ard Fheis de Sinn Fein [provisoire] en 1998, qui appelaient le parti à adopter une motion acceptant l’idée que « les femmes ont en dernière analyse le droit au contrôle et à la décision en ce qui concerne leur propre corps », que « les femmes individuelles devraient avoir le droit de contrôler leur propre fertilité » et « qu’un débat à l’échelle nationale ait lieu dans le parti sur ces sujets, pour nous permettre de dépasser ce que nous considérons comme une attitude oppositionnelle de la part du parti. »

Les deux motions furent rejetées, leurs adversaires étant deux fois plus nombreux que leurs partisans.

Bien que la position de Sinn Fein [provisoire] sur l’avortement n’ait pas été celle que beaucoup de féministes républicaines auraient souhaité, ce qu’il importe de considérer dans le cadre de cette discussion, c’est la présence d’une forte conscience féministe chez les femmes qui se sont engagées dans le combat armé. Ces femmes ont adopté des positions féministes progressistes comparables à celles qui existent dans les cercles féministes classiques, radicaux ou socialistes. Cette défense de leur vues féministes dans des mouvements structurés, dominés et définis par des hommes, et cet engagement dans des activités qui sont considérées comme masculines et anti-féministes, rendent cette résistance certainement digne d’examen.

Conclusion

Depuis la fin des années 1960 et début 1970, les républicaines du Nord de l’Irlande se sont embarquées dans un processus de transformations sous le signe de la lutte nationale. Leur participation à la lutte pour les droits de la minorité catholique leur ont apporté une nouvelle identité en tant qu’actrices politiques.

Les échanges avec les féministes qui soutenaient leur cause et leurs séjours en prison ont été les catalyseurs de la formation d’une conscience féministe républicaine parmi ces femmes. Cela a débouché sur la reconnaissance du fait que leurs exigences et leurs besoins n’étaient pas les mêmes que ceux de leurs camarades hommes et de tous les autres qui ne s’identifiaient pas à la cause républicaine. Tout cela provenait de la destruction de la division public-privé qui avait depuis longtemps confiné les femmes du Nord dans leurs foyers.

Cet éveil créa un mouvement féministe progressiste à l’intérieur de la communauté républicaine, qui défia et continue de défier les tendances patriarcales d’un mouvement dominé par les hommes, et il démontra les liens qui existent entre l’auto-détermination irlandaise et l’auto-détermination des femmes. Les succès qu’ont eu les féministes républicaines dans leur projet illustrent le fait que la participation des femmes dans les luttes nationales peut être bénéfique pour les femmes. Ils démontrent que des femmes ont été capables de mobiliser leur énergie politique à la fois pour le combat nationaliste et pour la promotion d’un projet féministe progressiste.

Cela met en cause les idées reçues sur les tensions entre féminisme et nationalisme qui ont été mises en valeur par les auteures qui considèrent que les deux sont incompatibles. Il faut une nouvelle théorisation du travail d’organisation féministe dans les luttes nationalistes, afin de mieux comprendre non seulement le comportement politique des femmes, mais aussi les dimensions masculines et féminines des mouvements nationalistes.

2 commentaires pour Féminisme républicain #2

  1. brigatiste dit :

    supprimer le commentaire masculiniste plus haut s’il vous plait!

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