Liam O Flaherty – A mes Ennemis ce Poignard

lettrine Je m’enfermai à clef dans ma cabine, ouvris ma machine à écrire, sortis mon manuscrit et résolus de me mettre au travail. Le sottise crasse de tous ces gens qui traversaient l’Atlantique pour faire des voyages dont ils n’avaient aucune envie, qui détestaient les endroits d’où ils arrivaient, ou ceux où ils se rendaient, qui n’avaient d’enthousiasme ni pour l’avenir ni pour le passé, devrait, me dis-je, m’inciter à faire l’éloge de la Russie soviétique, où le futur était glorieux et où un enthousiasme illimité était l’apanage du dernier des citoyens.

Et pourtant, j’étais incapable d’écrire. Au contraire, je me surpris à rêver d’un cygne sauvage. Je voyais ce bel oiseau choir, blessé, du haut des airs, dans une mare où les oies d’un village venaient se nourrir. Un de ces volatiles, s’éprenant de sa beauté, soignait sa blessure, lui apportait à manger et l’abritait dans son nid jusqu’à ce qu’il fût guéri. Mais une fois remis, sentant le printemps dans l’air, le cygne sauvage, indifférent à l’amour de l’oie, déployait ses ailes puissantes et disparaissait dans le ciel, laissant son amoureuse inconsolable.

« Pourquoi dois-je être une oie ? Que les oies et les jars de la planète se dandinent dans leur mare boueuse, plongeant le bec dans la fange et les excréments, en quête d’or, ou de Dieu, ou de la perfection de leurs éphémères institutions. Qu’ils sifflent, qu’ils agitent leurs ailes crasseuses, qu’ils assassinent leurs rivaux à coups de bec, quand ils sont la proie des viles confusions nées de leur ignorance. Envole-toi bien haut, mon âme, et quand la grêle glaciale aura percé l’armure neigeuse de ta beauté, que la grâce subtile soit ta bourse, débordant de rubis hypnotiques, afin d’amortir ta chute. Mais quand tu planeras dans la splendeur ensoleillée, les amours et les haines mesquines des oies et de leurs jars ne te concerneront pas. »

Quoi de plus vrai ! Que m’importerait de savoir si un homme ou vingt gouvernaient telle ou telle tranche de la surface terrestre ? Pourquoi me soucier de savoir si la tête d’un dirigeant portait la couronne royale ou la casquette de Lénine ? Ma tâche à moi était d’observer et de chanter sans impartialité les pensées et les actions de l’homme. Et dans le tumulte enfiévré de Moscou, où l’on s’échinait nuit et jour à bâtir un Etat mondial, je ne voyais que l’ambassadeur britannique, jouant tranquillement au tennis avec son personnel, sur une pelouse derrière l’ambassade.

« Vous jouez au tennis ? m’avait-il demandé. Non ? Alors prenez donc un whisky et soda. »
Entre la flegmatique dignité de l’Ancien Régime, courtois et affable, indifférent à l’agitation qui régnait de l’autre côté des murs de son avant-poste dans la capitale du pays ennemi, occupé à pratiquer, en flanelle blanche, ce sport imbécile qu’est le tennis, et l’ordre nouveau, formant ses millions de rouges pour renverser l’Ancien Régime, je ne devais être qu’un observateur, n’ayant d’intérêt ni dans l’un, ni dans l’autre camp. Pour les uns, j’étais « un drôle de numéro ». Pour les autres, « un individualiste, et partant, un individu suspect ».

« Dans ce cas, que les oies et les jars livrent eux-mêmes leur combat » m’écriai-je en rangeant mon manuscrit.
Et pendant tout le voyage, je restai dans l’incapacité d’écrire un seul mot, que ce fût sur la Russie, ou sur mon cygne sauvage.

liam-oflaherty-1-sizedA New York, je fus accueilli à ma descente du bateau, par un des employés de mon éditeur, car l’Amérique est le pays le plus hospitalier qui soit pour quiconque a jamais eu la chance de se faire imprimer, à moins qu’il ne tombe sous le coup de ce que les Américains appellent, non sans cocasserie, « la turpitude morale ». Ainsi Maxime Gorki, un des plus talentueux parmi les écrivains vivants, fut-il refoulé parce qu’il arrivait en compagnie d’une personne dont il était amoureux mais qui n’était pas officiellement son épouse. N’étant accompagné par aucune femme, je fus reçu tout à fait aimablement et interviewé par des journalistes, tout comme si j’eusse été un gangster célèbre, un acteur de cinéma ou un créateur de lingerie féminine. Le douanier fouilla mes bagages en quête de boissons alcoolisées, puis on m’autorisa à débarquer.

Aussitôt, je me sentis franchement terrifié, car je me trouvais dans une ville où le mouvement, quel qu’il soit, prend une intensité qui étourdit carrément un Européen. C’est exactement comme d’être ballotté sur le grand-huit, ou de contempler la mer du haut d’une immense falaise. Pour quelqu’un d’aussi nerveux que moi, l’expérience ne tarde pas à devenir insupportable. Et pourtant, j’étais hypnotisé par sa nouveauté, sa splendeur cauchemardesque. Mon guide me précipitait d’un endroit au suivant, si bien qu’au bout d’une heure, à peu près, j’étais tout à fait hors de moi ; car nous n’avions jamais la possibilité de nous poser nulle part, notre temps étant entièrement accaparé par nos déplacements. Et tous les habitants de la ville paraissaient souffrir du même mal : je les voyais foncer dans toutes les directions, pénétrer dans des immeubles démesurés, franchir d’un bond des dizaines d’étages à bord de leurs ascenseurs, détaler le long de couloirs, appuyer sur des sonnettes, redescendre à bord des mêmes ascenseurs, sortir en trombe des immeubles pour plonger dans des taxis.

Ce n’était qu’une fois en voiture que l’on était en mesure de souffler un peu et de regarder autour de soi, ou plutôt au-dessus de soi ; car à New York, comme dans une cathédrale, on a tendance à regarder en l’air, fasciné par la hauteur vertigineuse des édifices. J’ai dit qu’on échappait dans une certaine mesure à la précipitation en montant en voiture, car il y avait tant de véhicules dans les rues que chacun ne pouvait foncer plus de quelques secondes avant d’être obligé de s’immobiliser pendant plusieurs minutes, jusqu’au prochain coup d’accélérateur. La conversation était quasi impossible, car le rugissement de la vie citadine ressemblait à s’y méprendre à une musique de jazz, une torch symphony, pour reprendre la curieuse expression qu’utilisent les Américains pour décrire quelqu’un qui chante un amour sans espoir.

D’ailleurs, tout ce spectacle me paraissait vain et inexplicable, car je ne voyais aucune raison à cette frénésie. Les gens, bien qu’ils se comptassent par millions, me semblaient être les esclaves plutôt que les maîtres des immeubles hallucinants qu’ils avaient construits ; J’ai souvent passé des heures à observer une colonie de fourmis allant et venant à petits pas pressés autour de leur fourmilière, s’activant fiévreusement à accomplir des tâches dont je ne comprenais pas l’intérêt, mais qu’elles trouvaient, très certainement, tout à fait raisonnables. Ce fut du même œil que je contemplais les New Yorkais en pleine bousculade, convaincus qu’ils étaient aussi toqués que les fourmis.

Je cachai, toutefois, cette opinion à mon guide, car il n’est rien de plus mal élevé, à ce qu’il paraît, que de dire la vérité sur un pays étranger pendant qu’on y séjourne. Il faut attendre d’en être parti depuis un certain temps, de manière à ce que les premières impressions se soient dénaturées. Je simulai donc l’enthousiasme, soucieux de m’acheter une conduite, et je m’épuisai à afficher une énergie aussi effrénée que celle des autochtones. J’extirpai de mon vocabulaire tous les adjectifs qui n’étaient pas des superlatifs, je n’eus que des mots doux à la bouche, je fis des promesses de Gascon que je n’avais aucune intention de tenir, j’inversai la nuit et le jour, je manquai tous mes rendez-vous, je fis de l’esbroufe en réclamant une tranche de joue de porc lors d’un thé dansant à l’hotel Biltmore, je me saoulai à la bière avec des débutantes de seize ans dans des bars clandestins, je rendis visite à la fille que j’étais venu secourir, ce qui me permit de découvrir qu’elle s’était mariée entre temps et n’avais plus besoin d’aide, et je mis en rage le personnel de ma maison d’édition en passant deux jours entiers au lit chez un de mes amis.

Quand je revins à la raison, après ce sommeil prolongé, je m’aperçus que cela faisait déjà dix jours que j’étais à New York. Je me faisais l’effet d’un homme qui sort d’une légère attaque de delirium tremens. Mon amphitryon, qui était ce que l’on appelle « une grosse légume » dans le monde américain des affaires, fut passablement vexé lorsqu’en réponse à sa question, je lui déclarai qu’à mon avis l’existence de New York en tant que ville habitée n’était pas nécessaire au développement de l’intellect humain.

Liam O’Flaherty, A mes Ennemis ce Poignard, pp. 134-138 (traduction Béatrice Vierne)

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